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Bouffonneries « tangoresques »

Un article de Lisa Stein Haven, 2006

Charlot danseur (Tango Tangles), 1914
Charlot danseur (Tango Tangles), 1914

Je lus un jour que le tango était la danse préférée de Charlie Chaplin. Depuis que j’appris ce fait, j’eus envie de fouiller un peu plus dans cette affirmation pour voir ce qui en était. Nous savons tous que Chaplin était réputé pour son charme et son talent de danseur. Ceci n’a rien de surprenant si on considère que la danse en sabots fut l’une de ses premières sources de revenu. Son nom est donc souvent associé à certains styles de danse tel que le ballet, qu’il commémore d’ailleurs dans la scène de rêve du film Une Idylle aux champs (1919) ou dans Les Feux de la rampe (1952), ou la valse, danse qu’il exécuta d’ailleurs en attirant beaucoup d’attention (bien que de manière comique) dans les scènes principales des films Charlot et le comte (1917) et La Ruée vers l’or (1925). Mais qu’en est-il du tango ? D’innombrables aspects de la vie de Charlie furent saisis sur film, par exemple dans des films d’actualité ou dans de brèves apparitions telles que dans la récente diffusion d’un des films classiques de Turner intitulé Souls for Sale (1923), ainsi que dans ses nombreux films; cependant, je ne crois pas avoir eu le plaisir de le voir danser sérieusement dans aucun de ces films et certainement pas en train de danser le tango. Ce détail peut sembler insignifiant, mais ce qui a été rapporté sur ses compétences indique tout le contraire.

Une Idylle aux champs (Sunnyside), 1919
Une Idylle aux champs (Sunnyside), 1919

Vous pensez peut-être que j’ai oublié Charlot danseur (Tango Tangles), sorti par les Studios Keystone le 9 mars 1914. Le titre suggère qu’en tant que spectateurs, nous nous régalerons peut-être de bouffonneries « tangoresques » dans ce film, mais en fait très peu de scènes portent sur le tango. Comme Thierry Georges Mathieu le rapporte dans le numéro 4 de La Naissance de Charlot : « Ces dernières images de tango sont d’ailleurs les seules de tout le film . . . qui en porte pourtant le nom. Le choix de ce titre semble avoir été décidé dans une optique commerciale, davantage pour attirer quelques spectateurs faciles et avides de sensations nouvelles, que pour traiter, que ce soit de façon favorable ou au contraire critique, cette danse à la mode, objet de polémiques à l’époque. » (21) Mais qu’est-ce au juste que le tango et comment peut-on savoir s‘il s’agit bien de tango dans Charlot danseur ou non ? J’aime la façon simple dont le site ballroomdancers.com décrit cette danse :. Le tango, d’origine Argentine, se danse à un rythme 2/4 et est caractérisé par des déplacements semblables à une démarche féline et des mouvements de tête en staccato. » C’est donc la danse toute indiquée pour un comédien accompli ! En fait, le tango n’avait fait son apparition aux États-Unis qu’à peine quelques années avant le tournage de ce film .Le livre écrit par le commissaire en chef de deuxième classe A.M. Cree, RN, intitulé Handbook of Ball-Room Dancing (Guide sur la danse de salon) publié en 1920 indique « qu’en 1912-1913, lorsque la popularité du tango commença à se répandre, des représentations furent données dans presque tous les music-halls et poussèrent certains pseudo-experts à se pavaner de long en large dans les salles de réception en exécutant des pas demi-lunes et ciseaux vigoureux et en adoptant des pas mattchiche dans leurs girations. Il ne fut pas long avant que cette danse devienne tabou. » (8-9) Les danseurs Irene et Vernon Castle démontrèrent souvent leurs talents sur la scène de Broadway et furent crédités par certaines personnes pour avoir introduit ces pas de danse. D’autres prétendent que ce fut Maurice Mouvet, professeur de danse de la ville de New York qui enseigna ces pas à son retour de vacance à Paris. Cependant, quelles que soient les circonstances qui entourent son introduction, il fut impossible de réprimer l’attrait exotique et enivrant du tango, même avec la venue de la première guerre mondiale, un fait qui prédit probablement sa popularité continue jusqu’à nos jours.

Au début des années 1930, Chaplin commença à se faire une renommée grâce à ses prouesses en tango. Les reportages sur son voyage en Europe comptèrent une foule d’articles sur son habilité, surtout après qu’il rencontra May Reeves, une danseuse acrobatique autoproclamée, sur la Côte d’Azur en juin 1931. Le San Diego Blade rapporta le 30 juin ce qui suit :

Portant l’insigne de la Légion d’honneur française sur le revers de son veston, Charlie Chaplin et sa brunette Autrichienne, Mary [sic] Reeves, montrèrent aux spectateurs captivés du Casino la façon dont le tango devrait être exécuté. … Chaque soir depuis plusieurs semaines, il dîne à une petite table pour deux située dans le centre du cercle extérieur de la piste de danse du Casino Juan-Les-Pins, faisant face aux deux orchestres séparés par une scène. « Je préfère danser le tango à toute autre forme de danse, » dit-il à un journaliste. « C’est la danse la plus gracieuse, et la musique espagnole et argentine possède plus d’expression que tout le jazz du monde. »

D’après les dires de May dans Charlie Chaplin intime (1935), il semble que le sujet du tango s’insinua dans leur conversation à peine quelques minutes après qu’ils firent connaissance :

« Dansez-vous le tango ?
Mais le tango, c’est mon métier. […]
Venez dans la chambre à côté, nous danserons. »

Bien que May prétende dans ses mémoires que Charlie lui ait dit « qu’en Amériqueon ne sait pas ce que c’est qu’un tango» (20), Charlie avait quand même trouvé une partenaire de danse gracieuse pour jouer le rôle de Georgia Hale, vedette principale de La Ruée vers l’or. Sa première expérience avec Charlie en-dehors du studio se produisit en compagnie de Harry D’Abbadie d’Arrast (promu directeur un peu plus tard) dans la salle à manger du Grand Hotel à Los Angeles, peu de temps après la fin du tournage de La Ruée vers l’or. Son récit dans Charlie Chaplin: Intimate Close-ups (1995) est tout aussi passionnant que révélateur :

« Sa danse préférée était le tango. Il demanda à l’orchestre de jouer … « La Cumparsita. » Pas même Valentino aurait pu danser avec plus d’adresse que M. Chaplin ce soir là. Il était inspiré et dansa comme un danseur originaire d’Argentine. Ses mouvements d’épaule rendirent ses pas Gaucho encore plus dramatiques. Il fléchit les genoux et les redressa, accentuant ce spectacle brillamment exécuté d’une touche sensuelle. C’était palpitant. Cependant, il était si facile de le suivre. Il dirigeait avec finesse et fermeté. » (92)

Comme pour tout ce qui touche Charlie, l’histoire ne s’arrête pas là. L’intérêt et l’expertise que Charlie manifesta envers le tango lui furent reflétés d’une manière inhabituelle. À l’apogée de la fureur initiale du tango en Amérique du Nord durant les années 1920, des tangos sur le thème du vagabond commencèrent à sortir de l’Argentine. Les deux partitions de ces tangos que je possède furent minutieusement ornés d’interprétations d’art populaire du vagabond tel qu’on le voit dans ses films, par exemple dans Une vie de chien (1918) pour le tango intitulé « La Perra de Chaplin » (la chienne de Chaplin) et dans Charlot et le masque de fer pour le tango « El Atorrante* (Carlitos) » (Le Vagabond [Charlot]). Si Charlie avait su que ces tangos, ainsi que les représentations artistiques du vagabond qui les accompagnaient, existaient, sa passion pour cette danse aurait été peut-être renforcée. Qui sait ? Par contre, l’expression si populaire en anglais « It takes two to tango » (« il faut être deux pour danser le tango ») est intéressante en ce qui concerne Charlie Chaplin, lui qui était réputé être une personne solitaire et coléreuse derrière la caméra et une personne solitaire et aliénée devant la caméra, car il démontra par le choix de sa danse préférée une preuve qui contredit ces deux caractérisations une fois de plus.

*À noter que « el Atorrante » est un mot typique de l’Argentine.


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