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Chaplin et la Légion d'Honneur

Un article de Lisa Stein Haven

En raison de sa célébrité et du fait qu’il était un artiste du cinéma, Chaplin fut souvent l’objet de critiques et d’examens du public. Tôt dans sa carrière, il fut châtié pour ne pas avoir servi pendant la Première Guerre mondiale, puis pour un ou deux mariages en difficulté. Vinrent ensuite ses problèmes d’impôts qui semblèrent le tourmenter pendant toutes les années qu’il vécut en Amérique. Il fut l’objet de bien d’autres critiques, mais ces événements sont les plus connus. Toutefois, la controverse moins connue ou partiellement oubliée est celle subie par Chaplin pour être décoré par le gouvernement français. Son but avait toujours été de recevoir la médaille prestigieuse de la Légion d’Honneur, mais l’acquisition de cette médaille et le respect et l’honneur qu’elle confère traîna sur presque dix ans et lui causa probablement dix fois plus de difficulté qu’il était nécessaire. On accorda cette médaille à Chaplin le 27 mars 1931.

Charles Chaplin à la première du film "Le Kid" au Palais du Trocadéro, Paris, 1921
Charles Chaplin à la première du film "Le Kid" au Palais du Trocadéro, Paris, 1921

L’histoire commence nécessairement avec le premier voyage qu’entrepris Chaplin en Europe en septembre et octobre 1921. Bien qu’il désirait consacrer le plus clair de son temps à visiter Londres et que ce voyage représentait son premier retour au pays depuis qu’il l’avait quitté pour aller travailler dans le domaine du cinéma en Amérique, Chaplin et son entourage se rendirent à Paris à trois reprises. Pour lui, rencontrer le public français qui l’accueillit comme « Charlot » pour la première fois était naturellement une raison importante pour ces visites, mais il semblait aussi qu’on lui avait fait une promesse voilée qu’il serait « décoré ». Cependant, les termes de cette décoration demeurèrent toujours très vagues. Au cours de son troisième voyage à Paris pour assister apparemment à la première du film Le Kid au théâtre Trocadéro, il fut en effet « décoré », mais la décoration qu’on lui décerna fut celle d’Officier de l’instruction publique, une distinction présentée aux enseignants français. Après tous ces efforts, Chaplin n’avait toujours pas reçu la médaille qu’il convoitait et retourna aux États-Unis les mains vides, bien que le récit qu’il en fait dans Mes voyages ne révèle nullement sa déception :

« Mary [Pickford] et Doug [Fairbanks] m’ont félicité chaleureusement et je leur ai relaté ma mauvaise conduite durant la présentation de la décoration. Je savais que je n’étais pas du tout à la hauteur de l’occasion. […] Ils voulaient voir la décoration et ceci me rappela que je ne l’avais pas regardé moi-même. Je déroulai le parchemin et Doug lut à haute voix les mots magiques du Ministre de l’Instruction publique et des Beaux Arts qui désignait Charles Chaplin, artiste dramaturge, un Officier de l’Instruction publique. »

La Croix de la Légion d’Honneur, la décoration qu’il convoitait, existe toujours. On peut lire ce qui suit dans le site Internet officiel concernant cette médaille et l’histoire de l’Ordre :

La Légion fut fondée à titre d’institution militaire, comme le nom des rangs l’indique; les membres étaient organisés en cohortes réparties géographiquement. Ce groupe élite devait servir de cadre pour la société civile.

Le nouvel ordre, dû à l’initiative du Premier Consul Bonaparte, se voulait un corps d’élite destiné à réunir le courage des militaires aux talents des civils, formant ainsi la base d’une nouvelle société au service de la Nation.

Le 14 floréal an X (4 mai 1802), Bonaparte déclarait au Conseil d’État : « Si l’on distinguait les hommes en militaires ou en civils, on établirait deux Ordres tandis qu’il n’y a qu’une Nation. Si l’on ne décernait des honneurs qu’aux militaires, cette préférence serait encore pire car, alors, la Nation ne serait plus rien ».

Chaplin (centre) accompagné du caricaturiste français  Cami (gauche) à l'Hôtel Claridge à Paris, 1921
Chaplin (centre) accompagné du caricaturiste français Cami (gauche) à l'Hôtel Claridge à Paris, 1921

Dix ans plus tard, lors de son second voyage en Europe en 1931-1932, Chaplin, accompagné de son entourage, écourta sa visite à Venise pour recevoir LA DÉCORATION tant attendue à Paris le 27 mars, assurée cette fois-ci grâce au caricaturiste dévoué français Cami et ses amis. Désirant peut-être éviter une autre controverse ou simplement montrer son humilité, Chaplin ne mentionna l’événement dans ses mémoires « Un comédien voit le monde » que très brièvement. « M. Berthelot, le secrétaire permanent du cabinet français, était aussi présent [au déjeuner donné en l’honneur de Chaplin à l’édifice du ministère français]. C’est lui qui me présenta la décoration par la suite » (Partie II). Les journaux, cependant, n’hésitèrent pas à mentionner l’événement. Dans le Seattle Post-Intel, l’article intitulé « La médaille de la Légion d’Honneur de Charlie Chaplin, une source de complications » daté du 26 juillet 1931 (les nouvelles ne circulaient pas très vite avant l’avènement de l’Internet), le journaliste rapporta que « conférer le rang de Chevalier de la Légion d’Honneur à Charlie Chaplin risquait de mettre fin à tous les honneurs semblables en anéantissant cet ordre fondé par Napoléon Bonaparte. » Tandis qu’on pouvait lire en grosses lettres dans d’autres journaux « Pourquoi le ruban rouge teint du sang de héros est-il conféré à un clown ? » Le journaliste du Post-Intel mentionna que « loin d’être indigne de quelque manière que ce soit, il est probablement la personne la plus digne de recevoir cette décoration depuis longtemps. Cependant, il la reçut au moment où la France bouillait d’indignation pour les événements du passé et ceux à venir. » Parmi d’autres récipiendaires discutables, on compta une inventrice de fromage français, M. Escoffier, le cuisinier distingué, ainsi que madame Cécile Sorel, une actrice. Pour aggraver la situation de Chaplin, la chanteuse/danseuse Afro-américaine Josephine Baker fit circuler la rumeur à l’époque (qui fut d’ailleurs confirmée plus tard) que M. Berthelot lui avait promis de lui conférer le même honneur sous peu. Pendant combien de temps cette hérésie continuera-t-elle?

Chaplin reçoit la Légion d'Honneur à Paris en 1931
Chaplin reçoit la Légion d'Honneur à Paris en 1931

Aussi intéressant que puisse être le scandale qui entoura la réception de cette médaille (sinon plus) est la sincère satisfaction que Chaplin exprima à la recevoir. James Abbe, le photographe talentueux des célébrités (ses merveilleuses photos publicitaires pour Le Pèlerin sont peut-être ses images les plus célèbres de Chaplin), nous laisse entrevoir un aspect important dans cette histoire. Abbe campait depuis plusieurs semaines près de l’Hôtel Crillon où Chaplin séjournait dans l’espoir de le photographier. Étant au bon endroit au bon moment, Abbe fut non seulement témoin des premiers moments qui suivirent la réception de la médaille, mais captura aussi ces moments sur papier et en image. Dans un article du New York Times Herald Tribune daté du 26 avril 1931 et intitulé « Photographier Charlie », Abbe relate que

« Charlie nous fit signe de nous approcher de la fenêtre. Il retira naïvement un écrin en cuir de sa poche et nous montra la somptueuse Croix de la Légion d’Honneur, qui est « le plus beau geste » que les Français peuvent faire à une personne. Charlie se tourna vers moi presque rougissant et dit : « Ils disent que c’est la première fois qu’elle est décernée à un acteur étranger. » […] Il retourna la croix dans sa main comme si elle était une relique sacrée et remarqua que son nom n’y était pas gravé. Pendant un moment, nous restâmes là [Abbe, Charlie et Kono] tout déconfits. Puis Charlie se rappela soudainement qu’il avait un tube sous le bras. […] Nous fûmes alors tous ravigotés. Voilà, qu’en noir et blanc était attesté que Charlie Chaplin était un « Chevalier de la Légion d’Honneur ». […] Pour la première fois depuis que je le connaissais, Charlie ressembla au même personnage qu’il jouait à l’écran. Son expression et son petit pantomime au moment où il nous montra, son valet et moi, sa Croix de la Légion d’Honneur étaient identiques à la réaction qu’eut le vagabond à l’écran lorsqu’il fut touché par la gentillesse de la jeune bouquetière aveugle. »

Chaplin au balcon de l'Hôtel Crillon à Paris, 1931
Chaplin au balcon de l'Hôtel Crillon à Paris, 1931

Il est malheureux qu’un moment pareil ait été d’aussi courte durée pour Chaplin. Malgré la controverse qui entoura sa décoration, toute image négative dans la presse concernant un tel événement aurait semblé insignifiant comparé à la façon dont la Grande-Bretagne a agit lorsqu’elle a considéré Chaplin pour le titre de chevalier, un honneur qu’il était censé recevoir pendant le même voyage, mais qu’il reçut plutôt 44 ans plus tard en 1975. Qu’a pu ressentir Charlie Chaplin, en route vers la Grande-Bretagne à bord du Mauretania, sachant que son compagnon de voyage, le détenteur de record de vitesse sur terre Malcolm Campbell (le conducteur de voiture de course en personne), devait recevoir son titre de chevalier pratiquement en débarquant à Southampton, lorsqu’on allait certainement lui refuser le même honneur?


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