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Les Temps modernes

Les Temps modernes, 1936
Les Temps modernes, 1936

Les Temps modernes marque la dernière apparition de Charlot, le Petit Homme qui avait apporté une gloire mondiale à Charles Chaplin, et qui reste le personnage de fiction le plus universellement reconnu de l’histoire.

Le monde que quitte le Vagabond est très différent de celui où il est né, deux décennies plus tôt, avant la Première Guerre mondiale. A cette époque, il partageait et symbolisait la souffrance de tous les déshérités d’un monde qui émergeait à peine du dix-neuvième siècle.

Avec Les Temps modernes, il affronte des épreuves entièrement différentes, à la suite de la Dépression en Amérique, où le chômage de masse a coïncidé avec les débuts de l’automatisation industrielle.

Chaplin entouré d'une foule à Vienne pendant son tour du monde en 1931
Chaplin entouré d'une foule à Vienne pendant son tour du monde en 1931

Chaplin est vivement préoccupé par les problèmes sociaux et économiques de ce nouvel âge. En 1931, il a quitté Hollywood pour faire un tour du monde en dix-huit mois.

En Europe, il a été troublé par la montée des nationalismes, par les effets sociaux de la crise, du chômage et de l’automatisation. Il a lu des livres de théorie économique, et élaboré sa propre solution économique. C’est un exercice intelligent dû à un utopiste et idéaliste, fondé sur une distribution plus équitable, non seulement des richesses, mais du travail. En 1931, il déclare à un journaliste : “Le chômage, voilà la question essentielle. Les machines devraient faire le bien de l’humanité, au lieu de provoquer tragédie et chômage.”

Photo de plateau des Temps modernes
Photo de plateau des Temps modernes

Dans Les Temps modernes, il transforme ses observations et ses inquiétudes en comédie.

Le Petit Homme est cette fois un être parmi les millions qui font face aux problèmes des années trente, pas très différents de ceux de notre époque : misère, chômage, grèves et briseurs de grèves, intolérance politique, inégalités économiques, tyrannie des machines. Après le carton initial — “Un récit sur l’industrie, l’initiative individuelle et la croisade de l’humanité à la recherche du bonheur” — Chaplin juxtapose ironiquement des moutons et des travailleurs sortant de l’usine. Lors de son apparition, Charlot est un ouvrier que son travail à la chaîne rend fou, et qui sert de cobaye pour une machine à nourrir les ouvriers pendant qu’ils travaillent.

Paulette Goddard

Paulette Goddard en costume de la Gamine
Paulette Goddard en costume de la Gamine

Exceptionnellement, le Petit Homme n’est pas seul dans cette bataille avec le monde moderne. Revenant en Amérique, Chaplin avait connu l’actrice Paulette Goddard, qui devait rester pendant plusieurs années une compagne idéale dans sa vie privée. Elle a inspiré le personnage de la Gamine dans Les Temps modernes : une jeune fille dont le père a été tué pendant une grève, et qui s’allie à Charlot. Ce ne sont ni des rebelles, ni des victimes, mais, écrivait Chaplin, “les deux seuls esprits vivants dans un monde d’automates. Nous sommes des enfants sans aucun sens des responsabilités. Le reste de l’humanité est accablé par ses devoirs. Nous sommes libres en esprit.”

En un sens, ce sont des anarchistes. Ils se rencontrent dans un panier à salade où la fille a été jetée après avoir volé un pain, puis ils décident de vivre ensemble, en toute innocence.

Paulette Goddard et Chaplin sur le tournage du film
Paulette Goddard et Chaplin sur le tournage du film

Chaplin avait d’abord prévu une fin triste et sentimentale. Pendant que le Vagabond était hospitalisé à la suite d’une dépression nerveuse, la Gamine devenait nonne, et se séparait de lui pour toujours. Il a tourné cette fin, mais l’a ensuite abandonnée au profit d’un final plus positif. Le titre dit : “Nous nous débrouillerons”, et le couple, bras dessus bras dessous, s’éloigne le long de la route, vers l’horizon.

Chaplin avait envisagé une autre fin où le personnage de Paulette Goddard devient nonne
Chaplin avait envisagé une autre fin où le personnage de Paulette Goddard devient nonne

Lors de la sortie des Les Temps modernes, le cinéma parlant s’était imposé depuis presque dix ans. Jusque-là, Chaplin s’était refusé au dialogue, sachant que l’impact universel de son style comique tenait à la pantomime muette. Mais cette fois, il alla jusqu’à préparer un dialogue et fit même des essais d’enregistrement. En fin de compte, il se ravisa et, comme dans Les Lumières de la ville, il n’utilise ici que la musique et les effets sonores.

Pourtant, on entend sa voix à un moment unique. Engagé comme garçon chantant, il doit remplacer le ténor romantique. Il écrit les paroles sur ses manchettes, mais celles-ci s’envolent à son premier geste, et il est obligé d’improviser la chanson dans un merveilleux charabia international.

Dans Les Temps modernes, Charlot est engagé comme garçon chantant
Dans Les Temps modernes, Charlot est engagé comme garçon chantant

On avait déjà entendu la voix de Chaplin à la radio et dans au moins une actualité filmée, mais c’est la première et seule fois que le monde a entendu parler le personnage de Charlot.

En dehors de ces hésitations à propos du son et de la fin, le tournage est harmonieux et, pour un film de Chaplin, relativement rapide.

Chaplin dirigeant une scène des Temps modernes
Chaplin dirigeant une scène des Temps modernes

Comme pour Les Lumières de la ville il compose la musique lui-même et donne du fil à retordre à ses arrangeurs et chefs d’orchestre… au point que le célèbre compositeur hollywoodien Alfred Newman quitte le film et doit être remplacé.

Les Temps modernes a été la victime d’une étrange accusation de plagiat. La compagnie germano-française Tobis prétendit que Chaplin avait volé des idées et des scènes d’un autre grand film sur le monde industriel moderne, A nous la liberté, de René Clair. Les arguments étaient faibles, et René Clair, grand admirateur de Chaplin, se trouva très gêné par cette affaire. Mais Tobis insista, allant jusqu’à reprendre ses revendications en 1947, après la guerre. Cette fois, le studio Chaplin accepta de payer une somme modeste pour se débarrasser du problème. Pour Chaplin et ses avocats, l’obstination de la firme, majoritairement allemande, visait à tirer vengeance du message antinazi du Dictateur.

Heureusement pour nous, Tobis n’obtint pas la destruction du film de Chaplin, qu’elle demandait à l’origine. Les Temps modernes reste aujourd’hui un commentaire sur la survie de l’homme dans le contexte industriel, économique et social du vingtième siècle. Son message humain reste valable pour le vingt-et-unième siècle.

Le défi du parlant

L’avènement du parlant fut pour Chaplin un plus grand défi encore que pour n’importe quel autre acteur ou réalisateur, lui qui avait acquis une renommée mondiale grâce au langage universel de la pantomime. Si Charlot se mettait à parler anglais, il deviendrait brusquement inintelligible pour une grande partie de son public international. En 1931, Chaplin avait prédit que les films parlants ne dureraient pas plus de six mois, et confié à un journaliste : « Les dialogues peuvent avoir leur place ou pas dans la comédie… mais ils n’ont pas de place dans le genre de comédies que je fais… En ce qui me concerne, je sais que je ne peux pas avoir recours aux dialogues. » Quand le journaliste lui demanda s’il avait déjà essayé d’utiliser la parole dans ses films, Chaplin lui rétorqua : « Je n’ai jamais essayé de me jeter du monument de Trafalgar Square, mais je suis pourtant convaincu que ce serait une mauvaise idée… Pendant des années je me suis spécialisé dans un genre de comédie : la pantomime pure. Je l’ai mesurée, évaluée, analysée. J’ai réussi à en établir les principes exacts afin d’en maîtriser les effets sur le public. Cette comédie-là possède un rythme et un tempo propres. Le dialogue, à mon sens, ralentit toujours l’action, car celle-ci doit alors se plier aux mots. »

Pour la scène des gargouillis d'estomac, Chaplin crée les bruitages lui-même en soufflant des bulles dans un seau d'eau
Pour la scène des gargouillis d'estomac, Chaplin crée les bruitages lui-même en soufflant des bulles dans un seau d'eau

Quand il entame la préparation des Temps modernes, cependant, il semble que Chaplin se soit armé de courage pour faire usage de la parole. Il existe dans les archives Chaplin un scénario dialogué pour toutes les scènes des Temps modernes jusqu’à la séquence du grand magasin incluse. Le dialogue que Chaplin avait prévu pour son propre personnage est saccadé, plein d’esprit, frôlant parfois l’absurde. Il commence à répéter avec dialogues pour les scènes de la prison et du bureau du directeur ; mais après seulement un ou deux jours de tournage, il paraît profondément insatisfait du résultat. Plus aucune scène dialoguée ne sera tournée pour Les Temps modernes.

Chaplin continue cependant à travailler sur les effets sonores, et il s’intéresse même personnellement à leur technique de création. Pour une scène où il doit y avoir des gargouillis d’estomac, il crée les bruitages lui-même en soufflant des bulles dans un seau d’eau. Un tel enthousiasme et la participation directe de Chaplin à l’élaboration des bruitages montrent bien son intérêt pour tout ce qui touche au son. Une note au sujet des éventuels effets musicaux indique : « Bruits naturels font partie de la composition, c’est-à-dire que klaxons, sirènes et cloches à vaches insérés dans musique. » Les bruitages sont devenus un élément à part entière de la partition musicale.

Les avant-premières

Les Temps modernes a connu un lancement plus discret que les précédents films de Chaplin. Il est sorti à New York le 5 février 1936 et à Londres le 11 février. Chaplin et son héroïne Paulette Goddard étaient présents lors d’une troisième avant-première, la plus prestigieuse, celle qui eut lieu à Hollywood le 12 février au Grauman’s Chinese Theatre. Ce cinéma avait ouvert en 1927, décrit comme « un sanctuaire de l’art (…), le couronnement triomphal d’une brillante carrière (…), la concrétisation de la vision d’un être simple, un maître de la mise en scène… Sid Grauman. »

Paulette Goddard et Chaplin à la première hollywoodienne des Temps modernes
Paulette Goddard et Chaplin à la première hollywoodienne des Temps modernes

On distribuait aux invités des programmes luxueux au design Art Déco dans l’air du temps, imprimés en noir et rouge sur papier doré. Par le passé, Grauman avait conçu des prologues élaborés pour accompagner les avant-premières de Chaplin, mais cette fois le spectacle se déroulait intégralement à l’écran, avec des actualités filmées, un récit de voyage, un film en Technicolor, et le dernier numéro d’un magasine d’actualités de l’époque intitulé The March of Time (La marche du temps) même si, pour souligner son caractère tout frais, ce dernier était annoncé “sous réserve des conditions météorologiques favorables à Air Express”.

L’élément le plus intéressant de l’avant-programme était un nouveau court-métrage des studios Walt Disney; Orphan’s Picnic. La présence de ce dessin animé illustre bien la profonde admiration réciproque qu’il pouvait y avoir entre Chaplin et Disney, qui se reconnaissaient tous deux des similitudes dans leur travail. Disney avait d’ailleurs acheté un encart publicitaire dans le programme « en hommage au pantomime suprême dont l’art et le talent inimitables sont éternels » Le mot était signé « Mickey Mouse et Walt Disney ».

La scène finale des Temps modernes
La scène finale des Temps modernes

©2004 MK2 SA & David Robinson (Traduction B. Eisenschitz)


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